Me and You and Everyone We Know (2005) et l’amour postmoderne

  

 Me and You and Everyone We Know (2005) et l’amour postmoderne  

Mon essai a comme point de départ une scène[i] du film « Me and You and Everyone We Know » (« Moi, toi et tous les autres », en français), réalisé par Miranda July. La scène montre une femme (30 ans environ, Christine Jesperson est interprétée par Miranda July) qui prend dans ses mains une paire de ballerines roses, écrit « ME » sur la ballerine droite et « YOU » sur la gauche, elle les chausse, et commence à déplacer ses pieds en les rapprochant timidement l’un de l’autre, mais chaque fois que l’un s’approche, l’autre se retire suggérant la peur de l’attachement, d’un engagement clair et décidé.

D’autre part, je vais me référer également à un fragment du scénario, il s’agit du moment où Christine, une personne avec des talents artistiques, regarde une photo qui montre deux personnes devant un coucher de soleil et imagine une conversation entre les deux amoureux :

„- If you really love me, then let’s make a vow. Right here… together… right now. Ok ? 

– Ok…

– All right, repeat after me… I’m gonna be free.

– I’m gonna be free.

– And I’m gonna be brave…

– I’m gonna be brave.

– Good… I’m gonna live each day as if it were my last.

– Oh that’s good…

– You like that ?

– Yeah…

– Say it.

– I’m gonna live each day as it were my last…

– Fantastically…

– Fantastically.

– Courageously…

– Courageously.

– With grace…

– With grace.

– And in the dark of the night ,and it does get dark, when I call a name…

– When I call a name…

– It’ll be your name…What’s your name?

– [No answer]       

Nevermind… let’s go… say it.

– Let’s go…

– Everywhere…

– Everywhere…

– Even though…

– Even though…

– We’re scared…

– We’re scared…

– Cause it’s life…

– It’s life…

– and it’s happening, it’s really really happening… RIGHT NOW…”[ii]

Cette conversation dénote une toute autre attitude face à l’amour : ce n’est plus la peur du lien, c’est l’expression même d’un lien éternel souhaité, c’est un vœu, une promesse réciproque. Dans ce dialogue, il apparaît que la plus grande preuve d’amour c’est de promettre d’être libre, courageux, de célébrer chaque moment de manière fantastique, courageuse, avec grâce, et de faire appel à son partenaire dans les moments de détresse, de partir n’importe où, partout, en dépit de la peur, parce que la vie est en train de se passer.

  Le film

J’ai choisi ce film parce que la manière dont il présente la recherche postmoderne du refuge dans l’autre, dans la différence, dans l’excentrique m’a beaucoup plu. L’esprit du « chacun pour soi », la solitude, la banalité du quotidien donnent naissance à un sentiment anxieux de manque de sens, de manque de beauté, de magie. Ce film parle du sentiment qu’ont les individus postmodernes que la vraie vie n’est pas encore vécue,  qu’il faut la trouver à côté de quelqu’un qui partage la même soif de réel, d’authentique ; le sentiment qu’il faut saisir l’opportunité pour se mettre en valeur, qu’il faut avoir le courage de vouloir partager sa vie avec celui qu’on aime.

Nous sommes arrivés à un point où la neutralité des autres, l’indifférence des institutions, la liberté de faire n’importe quoi nous donnent un sentiment de flottement en dérive. Lorsque tout est facile à faire, rien n’a plus de valeur, parce que ça ne dit rien sur nous. Nous voulons à nouveau vivre des événements qui ne sont pas contrôlables par notre volonté, qui nous rendent uniques dans un monde d’égalité des possibilités : nous voulons l’improbable, l’inexplicable. Ainsi, le personnage masculin principal, Richard, dit : « I want to be swept off my feet, you know ? I want my children to have magical powers. I am prepared for amazing things to happen. I can handle it.”[iii]

C’est un film postmoderne parce qu’il traite des thèmes propres à ce phénomène culturel : la fluidité de l’existence, l’anxiété provoquée par le manque d’attachements, l’importance de l’ici-maintenant, la famille contemporaine désintégrée, les relations amoureuses superficielles et de courte durée, les relations sur Internet, l’incertitude, le désir des adolescents de devenir plus vite des adultes et autres. En même temps, c’est un film qui manifeste des contradictions, comme toute création postmoderne. Et il semble que nous, les postmodernes, « nous sommes séduits par la taquinerie stimulatrice »[iv] des paradoxes.

  Le postmodernisme

Le film se concentre sur le chemin que parcourent les deux personnages principaux, et la manière dont ils le font, non pas sur le point d’arrivée. C’est un processus qu’on voit dans la scène avec les ballerines et un projet de vie qu’on voit dans le fragment de scénario. Et en fait, comme le dit Linda Hutcheon, « le concept de processus constitue l’essence même du postmodernisme »[v].

Dans la scène avec les ballerines on a à faire en fait à une problématisation de l’amour, la mise en évidence du fait qu’il est difficile de se synchroniser avec l’autre, de le comprendre, d’anticiper ses mouvements. Ce n’est pas une négation de la valeur de l’amour. Là aussi, c’est un trait du postmodernisme qui ne rejette pas, il problématise[vi].

Un autre aspect intéressant c’est que, tout au long du film, on est dans le présent : il n’y a absolument aucune référence au passé des personnages, ils vivent dans le présent. Si, par contre, les personnages imaginent l’avenir, leur regard revient tout de suite sur le présent qui conditionne l’avenir : « We have a whole life to live together you f***er, but it can’t start until you call »[vii] (Christine attend le premier coup de fil de Richard). Ça veut dire que le film représente très bien le temps qui domine les postmodernes et leurs vies : le présent.

   La postmodernité

Le présent, c’est le temps social de la postmodernité. C’est l’âge de la vitesse, du progrès technologique galopant, où les liaisons humaines se font et se défont plus vite, suivant les nécessités des partenaires. Tout est temporaire, provisoire, « no strings attached ». Il n’existe plus de normes solides, de valeurs et croyances imposées et incontestables, tout bouge du jour au lendemain, d’un lieu à l’autre, tout est liquide, selon la métaphore de Bauman. C’est le temps d’un individualisme de masse, démocratisé, c’est-à-dire qui se manifeste à tous les niveaux de la société. Au manque postmoderne de restrictions extérieures solides, l’individu peut adopter deux types de comportement qui caractérisent en fait la société contemporaine : le désengagement et l’excès.[viii]

C’est aussi le comportement dominant pour ce qui est de l’amour. Les relations se sont beaucoup diversifiées, elles durent moins, elles mènent rarement au mariage, et le divorce a atteint un taux bouleversant. Maintenant, un mariage dure en moyenne quelque mois.

L’évolution des relations amoureuses est intéressante. « Dans l’Europe du Moyen-Age, personne ne se mariait d’amour. Il y avait même une boutade médiévale : « aimer sa femme aussi avec l’âme signifie adultère » »[ix]. Les mariages avaient alors d’autres motivations et étaient arrangés par les familles des époux. Au cours de leur cohabitation, les époux pouvaient arriver à s’aimer, ou en tous cas à être amis et partenaires. Mais l’amour ne fondait pas le mariage. Par contre, l’amour était réservé aux maîtresses.

De nos jours, les choses se passent autrement. L’amour a accru son importance, il est le plus souvent le fondement du mariage, mais n’y mène pas souvent, à cause de la libéralisation des mœurs et de sa diversification. En fait, comme l’observe Bauman[x], il y a eu, dans nos temps de modernité tardive, une séparation entre le sexe, l’érotisme et l’amour. Premièrement le sexe s’est libéré sa fonction uniquement reproductive, ce qui a été soutenu aussi par le mouvement des femmes pour la contraception. Ensuite, le plaisir est devenu le motif principal pour le sexe. Le plaisir s’est par la suite émancipé du sexe, le domaine de l’érotisme comprenant une gamme beaucoup plus vaste de possibilités. L’érotisme est devenu indépendant aussi de l’amour, son rôle de soutien d’une relation d’amour a diminué. De nos jours, c’est l’érotisme qu’on cherche à exploiter le mieux possible. Bauman cite dans son article deux auteurs, C. Taylor et Esa Saarien qui disent que « le désir ne désire pas la satisfaction. Au contraire, le désir désire le désir. »[xi] On éprouve, au temps postmoderne, une révolution érotique. Et l’individu postmoderne est un « sansations-gatherer ».

Bauman remarque le fait que l’érotisme qui caractérise nos sociétés contient une tension paradoxale interne. D’un côté, les individus sont prêts à érotiser tout ce qui intervient dans leur vie et y soustraire le maximum de plaisir, d’un autre côté, il y a cette paranoïa de chaque individu qui le fait se suspecter victime d’un abus sexuel. C’est une des contradictions postmodernes productrices d’inquiétude.

 Pour ce qui est de l’amour, Bauman s’exprime comme suit :

“Love is the emotional/intellectual superstructure which culture built upon sexual differences and their sexual reunion. […] love is therefore burdened with ambiguity, residing as it does on the thin line dividing the natural from the supernatural, the familiar present and the enigmatic, impenetrable future. Love of another mortal person is one of the principal cultural ventures into immortality; it is, we may say, a spiritual mirror held to the sexually created biologically eternity. Like sex, love is a source of incurable anxiety, though perhaps an anxiety deeper still for being soaked through with the premonition of failure. In love, the hope and the promise of ‘eternal love’ is invested here in the body which is anything but eternal; the eternity of love and of the beloved is culture’s saving lie, helping to assimilate what in fact defies comprehension. A mortal person is loved as if he or she were immortal, and is loved by a mortal person in a way accessible only to eternal beings.”[xii]

  

En fait, en contrepartie à la frivole poursuite du plaisir, une inquiétude de plus en plus forte se fait sentir parmi les individus qui se montrent déprimés par leurs vies émiettées en plusieurs relations qui n’offrent pas de protection, de stabilité, confort ou refuge. L’anxiété est dite le trouble des temps postmodernes. Au travail, la compétition accrue demande l’efficacité et la performance, il faut toujours démontrer qu’on mérite son salaire. On aurait pu trouver consolation dans l’amour ou dans la communauté. Pour ce qui est de l’amour, on a vu qu’il consomme beaucoup d’énergie, mais apporte peu de sécurité.

Pour ce qui est de la communauté, les choses ne vont pas mieux. Le « cercle chaud »[xiii] de la communauté n’accueille plus l’individu postmoderne. Les seules communautés qui maintiennent et même accroissent leur force et donc leur capacité de protection sont les communautés ethniques et les ghettos volontaires.[xiv] Les élites cosmopolites, quant à eux, n’ont pas le potentiel de former une communauté, parce que ceci serait contraire à leurs mode et philosophie de vie. On ne peut pas faire une communauté d’individus déracinés.

Bauman associe le mode de comportement des individus postmodernes qui sont isolés par leur succès professionnel avec le comportement de Don Juan. Pour celui-ci, la possession en elle-même n’est pas importante, ce qui compte est la séduction[xv]. « Terminer constamment et commencer à nouveau, c’était l’essence de la formule de vie de Don Giovanni et, pour pouvoir être appliquée constamment, cette formule demandait, plus que toute autre chose, de n’établir aucun attachement et de n’assumer aucun engagement, de n’établir aucun accord qui pourrait le faire subir les conséquences des plaisirs passés – en d’autres mots, cela postulait l’absence de la communauté ».[xvi] 

  L’hypermodernité

Chose bien inquiétante, pas tous les sociologues de la culture considèrent qu’on vit encore l’époque de la postmodernité. Selon Lipovetsky, le temps de la postmodernité est révolu. On est entré dans l’âge de la hypermodernité.

Lipovetsky considère que la postmodernité a commencé à la fin des années 1970, dans les sociétés développées. Il mentionne la croyance que la société postmoderne est « plus diverse, plus facultative, moins chargée d’attentes tournées vers le futur ».[xvii] C’est le règne de l’éphémère et du hédonisme. Lipovetsky croit que le temps fluide de la postmodernité se durcit, ce qui marque le début d’une autre période. Le « post » est passé (!), c’est le moment de l’« hyper ». On remarque bien que c’est par les préfixes qu’on caractérise le type de modernité qu l’on vit. « Hypercapitalisme, hyperclasse, hyperpuissance, hyperterrorisme, hyperindividualisme, hypermarché, hypertexte, qu’est-ce que n’est plus hyper ? »[xviii] se demande l’auteur.

La modernité se construit sur trois axiomes : le marché, l’efficacité technicienne et l’individu.[xix] C’est la tâche à la hypermodernité d’accomplir la modernité. On a « l’hyperréalisme porno », la télévision transparente, « la galaxie Internet », le tourisme, « la mégalopole tentaculaire », le terrorisme, la hypersurveillance autant de preuves de l’excès de la société contemporaine.[xx] Cet excès se constate aussi au niveau individuel, dans la « dépendance subjective » des hyperindividus ainsi que dans leur indépendance. C’est le temps de la « déliaison sociale ».

C’est une époque où le temps manque plus que toute autre ressource. En fait, « l’hypermodernité a multiplié les temporalités divergentes » et on assise à une « individualisation du temps ».[xxi]

Lipovetsky fait un parallèle intéressant entre le fonctionnement de la société moderne et le monde de la mode : dans la modernité on vivait dans une société-mode, dans le sens qu’elle était traversée par des courants généralisés et éphémères qui établissaient ce qui était désirable. Le principe de la mode « tout nouveau tout beau »[xxii] s’imposait dans la société et créait une sorte de néophilie.

Ensuite, dans les années 1990, à l’ère de la postmodernité, « l’esprit du temps à dominante frivole a été relayé par le temps du risque et de l’incertitude »[xxiii]. En même temps, la postmodernité a été marquée par la libération de l’individu des contraintes lointaines, du contrôle strict des autorités, les normes sociales sont devenues plus souples, soutient l’auteur. C’est dans ce sens qu’il parle d’« insouciance postmoderne ».

La société hypermoderne est concernée aussi par le futur, non plus exclusivement par le présent. En témoignent les débats sur le réchauffement climatique, l’écologie industrielle et le développement durable. L’avenir inquiète. Les jeunes, les adultes et le retraités sont tous incertains de leurs futurs intégrations dans le champ de travail, salaires ou pensions. La prudence fait elle aussi surface. On mange bio, on ne fume plus, on fait du sport, c’est « l’idéologie de la prévention » qui trône sur nos sociétés. Ainsi, « l’hyperindividualisme est moins instantanéiste que projectif, moins festif, qu’hygiéniste, moins jouisseur que préventif ».[xxiv]

Logiquement, cette quête de sécurité de la vie physique et psychique s’accompagne du retour à la fidélité et aux relations amoureuses stables. Les frustrations des temps des relations occasionnelles conduisent les individus à chercher à nouveau la durée et l’intensité des relations puissantes. La vulnérabilité psychologique des individus les pousse à rechercher le rapprochement affectif.

  Conclusions

Dans mon opinion, c’est difficile à juger si le comportement affectif des individus dépend vraiment de l’époque ou plutôt de la personnalité de chacun. On peut penser que l’époque influence les comportements par l’éducation, par les courants qui traversent l’époque et qui mobilisent les individus, par les modèles de succès dans la vie promus par la société. Mais d’autre part, c’est aussi une question de valeurs personnelles, de recherche individuelle de l’accomplissement.

Une fois avec l’accroissement de l’insécurité, c’est normal que les gens cherchent la compagnie des autres, ils s’associent pour mieux résister à la vitesse du changement caractéristique de la société contemporaine. L’association à un partenaire amoureux est plus profonde, a plus de chances d’assurer à l’individu le soutien dont il a besoin. Les demandes de plus en plus accrues de la société nécessitent une contrepartie dans la conception soutenue par l’expression « I like you as you are » : on a besoin d’un espace de relaxation où l’on peut se manifester sans contrainte, sans masque. C’est le type de confort que fournissent les relations d’amour. Et c’est tout à fait naturel que la stabilité, l’intensité des relations amoureuses accroissent avec l’augmentation du sentiment d’insécurité, de déracinement. C’est, je pense, le temps de l’amour.

Simina Diaconu

Bibliographie

Livres

BAUMAN, Zygmunt, Comunitatea. Cautarea sigurantei intr-o lume nesigura, Antet, Bucuresti, 2002

GIDDENS, Anthony, Sociologie, BIC ALL, Bucuresti, 2001

HUTCHEON, Linda, Poetica postmodernismului, Univers, Bucuresti, 2002

LIPOVETSKY, Gilles, Les Temps hypermodernes, collection « Nouveau collège de philosophie », Ed. Grasset, Paris, 2004

Articles

BAUMAN, Zygmunt, « On Postmodern Uses of Sex », Theory, Culture and Society, Vol. 15, No. 3, 1998

Sites

http://www.youtube.com/

http://imdb.com/ 

http://www.script-o-rama.com/     


[iv] Linda HUTCHEON, Poetica postmodernismului, Univers, Bucuresti, 2002, p. 9

[v] Ibidem, p. 10

[vi] Ibidem, p. 12

[viii] Zygmunt BAUMAN, Comunitatea. Cautarea sigurantei intr-o lume nesigura, Antet, Bucuresti, 2002, p. 93

[ix] Anthony GIDDENS, Sociologie, BIC ALL, Bucuresti, 2001, p. 11

[x] Zygmunt BAUMAN, « On Postmodern Uses of Sex », Theory, Culture and Society, Vol. 15, No. 3, 1998, p. 19

[xi] Ibidem, p. 21

[xii] Ibidem, p. 26
[xiii] Zygmunt BAUMAN, Comunitatea. Cautarea sigurantei intr-o lume nesigura, Antet, Bucuresti, 2002, p. 9
[xiv] Ibidem, pp. 67-91
[xv] Ibidem, p. 40
[xvi] Ibidem, p. 40-41
[xvii] Gilles LIPOVETSKY, Les Temps hypermodernes, collection « Nouveau collège de philosophie », Ed. Grasset, Paris, 2004, p. 69
[xviii] Ibidem, p. 72
[xix] Ibidem, p. 74
[xx] Ibidem, p. 76
[xxi] Ibidem, p. 81
[xxii] Ibidem, p. 84
[xxiii] Ibidem, p. 89
[xxiv] Ibidem, p. 105

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